Kerguelen. Une fragile alchimie de groupe
Olivier Cadiou, le chef de district de l'Amsterdam, avoue qu'il aurait préféré un meilleur équilibre. Ce dimanche 23 décembre, au départ du Marion Dufresne, le noyau dur des hivernants se retrouve seul pour plus de quatre mois sur l'île d'Amsterdam. Ils seront 23 : 22 gars et une fille.
Cette disproportion est un peu gênante. «Ca devrait bien se passer, les gens sont adultes et bien élevés» dit-il pour se rassurer en reconnaissant que ce ne sera pas obligatoirement facile pour Céline, la jeune femme. «La mixité est récente, une dizaine d'années. À Dumont d'Urville en Antarctique, elle date de 2000, explique Laurence André Le Marec, responsable des ressources humaines à l'Institut Polaire.
J'aimerais arriver à une vraie parité. Mais ce n'est pas facile. Pourtant, cela équilibre les missions. Les personnes se tiennent mieux physiquement et psychologiquement. Les missions sont plus riches. Comme il n'y a pas pléthore de candidate, je revendique la discrimination positive d'autant que les filles sont souvent plus mures».
Dubitatif
Certains anciens regardent d'un air dubitatif l'arrivée de ces jeunes VAT féminins de caractère. Sans doute regrettent-ils l'ambiance de casernement qui les voyait perdre au fil des mois quelques réflexes de bienséance. Bizarrement, personne n'est vraiment disert sur ces relations gars-filles, sur ce qui se passe dans les cabanes, abris pour scientifiques parfois utilisées comme villégiature de week-end.
Le visiteur de passage devine qu'il n'aura pas accès à l'intimité de la communauté. Pas la peine d'en rajouter. La vie d'une base sur un district des iles australes est un savant et délicat équilibre. Le groupe, isolé, parfois confiné, pendant plusieurs mois doit être solidaire. Pas simple quand il s'agit de réunir des militaires en mission, des jeunes encore imprégnés de l'esprit étudiant, des contractuels qui ont laissé leur famille pour un emploi provisoire, des scientifiques pressés de rejoindre leur terrain de jeu.
Créer un esprit
Les statuts, les rémunérations, les motivations, les âges diffèrent. Il faut pourtant créer un esprit. Chaque hivernage doit tenir le rang des précédents dont les images s'affichent sur les murs des salles communes, comme autant de témoignages du bonheur. La mayonnaise ne prend pas toujours.
L'équilibre des ingrédients est aussi du ressort de l'institut polaire de Brest. «Les missions tiennent aussi le coup par la diversité des individus, dit Laurence André-Le-Marec. Nous n'avons pas d'a priori. Le premier critère est une forte motivation mais cela ne suffit pas. Il y a des tests psychologiques qui permettent par exemple de détecter des tendances dépressives. Il nous faut des personnes équilibrées avec une excellente condition physique, de la curiosité et des personnalités qui ne soient pas trop extraverties pour bien s'intégrer dans un groupe. Une bonne capacité d'adaptation et une certaine maturité sont aussi indispensables».
Pas d'extrême...
Les organisateurs du casting prennent aussi en compte la «personnalité» des iles. «Il y a des différences selon les sites, ajoute Laurence André Le Marec. À Amsterdam, on ne se rend pas compte que l'on est dans une île subantarctique vu le climat tempéré. Paradoxalement c'est là le problème, car il n'y a pas d'extrême auquel se confronter, qui permette de transcender le quotidien, comme à Crozet à l'environnement plus rude».
Il se dit qu'à Amsterdam l'esprit communautaire est plus difficile à créer, chacun pouvant s'isoler à sa guise, sans ressentir l'envie de trouver un foyer chaleureux. Sur chaque base le chef de district donne le la. Il est spécialement recruté par l'administration des terres australes pour une mission d'un an, de septembre à août.
Donner le la
Quand arriveront les jeunes et parfois turbulents VAT en novembre et décembre, il aura déjà pris la mesure de la fonction : une certaine solitude dans le groupe pour asseoir une autorité faite de discrétion, d'écoute, parfois de rappel à l'ordre avec pour souci principal, la sécurité.
Thierry Perillo, le délégué de l'administration ne se prive pas de le rappeler. Il y a eu 27 morts sur les bases en une cinquantaine d'années. Sur chaque base, ils sont souvent deux à se partager l'autorité : le chef de district et le médecin. «
Cela ne saurait déplaire à Olivier Cadiou le chef de district, capitaine de pompiers en disponibilité. Treillis kaki, démarche carrée, poignée de main franche et discours direct, Olivier Cadiou est l'antithèse du médecin un peu fantasque. Dans l'archipel le plus au sud à 3500 km soit cinq jours de mer de la Réunion, chacun mesure l'enjeu des règles de sécurité.
Savoir percer un os
L'accident prend vite des proportions dramatiques. Le rôle des médecins sur ces iles isolées est primordial. Chacun des trois districts a son praticien, celui de Kerguelen bénéficiant du renfort d'une infirmière. Chacun dispose de tout le nécessaire pour répondre aux urgences : pharmacie, cabinet de dentiste, matériel de radio, d'anesthésie, salle d'opération. « Nous avons une formation de trois mois très complète, explique Fabien Farge. Je suis urgentiste. Mon métier n'est pas de faire une anesthésie générale, soigner une dent, ouvrir un ventre ou faire une échographie. Nous devons l'apprendre.
Nous avons aussi fait un stage à l'école nationale vétérinaire de Lyon car nous devons suivre la chaîne d'abattage des animaux pour la consommation : des vaches à Amsterdam, des rennes et des mouflons à kerguelen, on fait un stage à l'école nationale vétérinaire de Lyon. C'est le profil de la médecine isolée. Il n'y a pas de formation en France. La seule qui existe c'est celle des taaf qui donne l'autorisation d'aller dans tous les services à notre gré ».

Formation sur le tas
L'activité strictement médicale est faible. À Amsterdam, en plus de la vingtaine de résidents, le médecin s'occupe des marins des deux ou trois bateaux de pêche qui lui demande d'assistance. L'agrément de pêche acquis auprès de l'administration ouvre l'accès au service du médecin. «Le gros problème, cela peut être une fracture ouverte d'une jambe, ajoute Fabien Farge. Il faut savoir endormir le patient, mettre en traction, percer les os.
On se fait aider sur les districts par des gens que l'on forme. Si bien que l'on peut être endormi par le boucher et perfuser par le mécanicien diéséliste. La hantise c'est le viscéral, ouvrir. La chirurgie c'est un métier. On nous donne des bases pour pouvoir discuter avec le chirurgien au téléphone. Il y aura un gars qui tournera les pages du bouquin, un autre qui sera avec le chirurgien au téléphone et un troisième qui nous aidera. Un acte qu'un chirurgien met 20' à faire en France, nous demandera trois heures».
«Cette responsabilité est l'une des raisons pour lesquelles il y a peu de candidat médecin. Il faut avoir le courage d'ouvrir un ventre en sachant que si on ne le fait pas la cause est perdue. Cette solitude fait peur».
Une parenthèse heureuse
La sécurité est le souci permanent sur les îles. Elle guide tous les gestes et déplacements. La vie sur les bases est sinon une parenthèse heureuse. «Il ne faut pas rigoler, dit Didier, météorologue qui achève sa mission. Nous ne sommes pas des héros polaires. Les héroïnes sont les compagnes restées en métropole qui doivent s'occuper des enfants, des factures, du quotidien».
Daniel, le militaire, reconnaît lui une expérience «égoïste». Sur les bases, l'argent est banni pendant le séjour, les fêtes sont régulières. Chaque groupe a son espace de convivialité dans son bâtiment logement. C'est là que les marins de Kerguelen ont accueilli les navigateurs Jourdain et Nélias en escale forcée.
À une heure de marche de la base, la «cabane à Jacky» sert aux week-ends dans l'intimité. À Amsterdam, le cabanon des marins (encore eux), est un lieu de rendez-vous apprécié. Des grottes creusées dans les coulées de lave abritent des jardins fleuris ou un espace barbecue. Sans compter tous les secrets que l'on ne dévoile pas au simple passant.
(Source : http://www.letelegramme.com, Ronan Larvor 10/02/08)
(Source : http://www.letelegramme.com, Ronan Larvor 10/02/08)
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